Ohlala, je n'ose y croire, pourtant j'y crois ! Je suis vivante !
- Euh oui, Noémie, tu es vivante.
Non mais c'est fou, j'ai cru que j'allais mourir !
- Pourquoi ? T'as été malade ?
Non ! Mais j'ai fait quelque chose que je voulais faire depuis plusieurs mois mais que je n'arrivais pas à faire parce que j'avais peur de mourir si je le faisais. Et bien j'ai fini par le faire et et et... oui je l'ai fait et je suis toujours vivante ! J'existe encore ! Haaaa !
- Oui bon bah ça va ! Qu'est-ce que t'as fait ? T'as insulté un dictateur ?
En quelque sorte ! J'ai quitté la dictature du scrolling, du like et du selfie. J'ai quitté les réseaux sociaux !
- Tu veux pas plutôt dire que t'es devenue complètement asociable ?
Oui ! Je suis devenue complètement virtuellement asociable ! J'en pouvais plus des stories, des statuts, des émoticônes. J'en pouvais plus des "partages". "Oh mais c'est tellement beau de partager. Oh je partage une fleur. Oh je partage une musique. Oh je partage un dessin. Oh je partage un chien qui pète. Oh je partage ce qui me révolte, ce qui me fait rire, ce qui me fait rêver, ce qui m'émeut. Oh je partage un chat parce que tout le monde aiment les chats." Mais ta gueuuule. C'est du bruit, tout ça c'est du bruit. Tout ça, ça défile et ça perd complètement de son sens. Je fais défiler les publications, mon oeil scanne passivement ce qui s'affiche. Je voudrais arrêter mais je ne peux pas. De nouvelles publications s'affichent dès que je veux m'en aller. Alors je reste encore quelques secondes, on ne sait jamais, peut-être que je vais voir quelque chose d'intéressant. Oh oui, là ! Oh tiens, je clique pour manifester que j'existe. J'aime. J'adore. Je haha. Je grrr. Je snif. Je commente. Bien. Pas bien. Bien ! Oh encore un chat ! Ah non c'est une pub. Oh un bébé qui vomit. Hahaha ! Oh une voiture avec des gros pneus...
- Oulala oui, il était temps que tu déconnectes ! Mais t'exagères, c'est super les réseaux sociaux. On peut garder contact avec ses amis, retrouver des gens qu'on avait perdu de vue, découvrir des gens géniaux à l'autre bout du monde.
Bah bien sûr qu'il y a des choses bien sur les réseaux sociaux, encore heureux ! Et je sais qu'en quittant ces applications, je perds contact avec des personnes que j'apprécie. Ou plutôt je perds la facilité de contact. Car y'a-t-il vraiment contact quand c'est si facile de se contacter ? Eteignez vos réseaux sociaux et regardez qui vous contactent encore, regardez qui vous avez envie de contacter. Pour qui feriez-vous un effort ? Qui ferait un effort pour vous ? Le constat peut être cruel. Ou tout à fait rafraîchissant !
- C'est quoi ton constat à toi ?
Je constate que je dors beaucoup mieux déjà ! Je ne m'attendais pas à ça. Mais c'est le premier constat que je peux faire ! Hasard ? Coïncidence ? Mon organisme était-il impacté à ce point ? Et par ailleurs, j'ai une bien meilleure capacité de concentration ! Ce qui m'a permis d'entreprendre un travail de grande envergure. Un travail qui va probablement me prendre des semaines, si ce n'est pas des mois. Ça ne va pas être facile mais je compte bien aller jusqu'au bout.
- Ah oui ? Tu t'es lancée dans l'écriture d'un roman ?
Non.
- La réalisation d'un film ?
Non.
- Tu vas construire une maison ?
Non.
- Je ne vois pas plus ambitieux.
Une jupe !
- Une jupe ?
Oui. Les enseignes de prêt-à-porter ont beau désormais afficher des morphologies variées dans leurs campagnes publicitaires, les proportions des vêtements vendus restent standards. Et devinez quoi ?
- Quoi ?
Je ne suis pas standard ! Parce que rien ne me va quand je fais des essayages dans les boutiques ! Je ne suis pas standard et d'ailleurs personne ne l'est. Personne ne devrait se résoudre à l'être ! Alors voilà, je me suis fixée l'objectif d'apprendre à faire mes vêtements dans mes proportions uniques ! Pour commencer, j'ai choisi un modèle de jupe très basique.
- Ça c'est pas très ambitieux.
Mais il faut voir d'où je viens ! Je viens de plusieurs générations d'hommes et de femmes qui ne savent pas coudre. J'ai bénéficié d'une transmission de ne pas savoir-faire. Je m'apprête à faire une manipulation génétique, je m'apprête à transformer mon ADN pour lui insérer le gène de la couture, je m'apprête à changer le cours de l'hérédité. Vous la voyez l'ambition maintenant ?
- En effet !
Débarrassée des distractions virtuelles et forte d'une énergie gagnée par de bonnes nuits de sommeil, je me suis lancée dans mon entreprise. J'ai découpé des formes géométriques dans un papier translucide, je les ai fixées sur une toile qui va me servir à faire un prototype que j'ajusterai à ma taille, j'ai chaussé une paire de ciseaux tailleur et j'ai coupé.
- Ah oui c'est technique !
Ah le son du tissu qu'on découpe, c'est quelque chose. C'est le son de la rupture annonciatrice d'assemblage, c'est le son de la déchirure qui précède le passage de deux dimensions à trois dimensions, c'est le son de la transformation qui est en œuvre.
Comme quand j'ai coupé avec les réseaux sociaux. Une déconnexion pour de nouvelles connexions.
Oui, ma vie va prendre une nouvelle forme. Ça va prendre du temps, de nombreux ajustements, je vais me piquer aux aiguilles, c'est certain, mais je suis bien déterminée à me créer une vie sur mesure.
(Texte : Noémie Brodier)